• Guy de Maupassant

    Le testament

     

    à Paul Hervieu

     

    Je connaissais ce grand garçon qui s'appelait René de Bourneval. Il était de commerce aimable, bien qu'un peu triste, semblait revenu de tout, fort sceptique, d'un scepticisme précis et mordant, habile surtout à désarticuler d'un mot les hypocrisies mondaines. Il répétait souvent : "Il n'y a pas d'hommes honnêtes ; ou du moins ils ne le sont que relativement aux crapules".

    Il avait deux frères qu'il ne voyait point, MM. de Courcils. Je le croyais d'un autre lit, vu leurs noms différents. On m'avait dit à plusieurs reprises qu'une histoire étrange s'était passée en cette famille, mais sans donner aucun détail.

    Cet homme me plaisant tout à fait, nous fûmes bientôt liés. Un soir, comme j'avais dîné chez lui en tête-à-tête, je lui demandai par harsard : "Etes-vous né du premier ou du second mariage de Mme votre mère ?". Je le vis pâlir un peu, puis rougir ; et il demeura quelques secondes sans parler, visiblement embarrassé. Puis il sourit d'une façon mélancolique et douce qui lui était particulière, et il dit : "Mon cher ami, si cela ne vous ennuie point, je vais vous donner sur mon origine des détails bien singuliers. Je vous sais un homme intelligent, je ne crains donc pas que votre amitié en souffre, et si elle en devait souffrir, je ne tiendrais plus alors à vous avoir pour ami".

     

    Ma mère, Mme de Courlis, était une pauvre petite femme timide, que son mari avait épousée pour sa fortune. Toute sa vie fut un martyre. D'âme aimante, craintive, délicate, elle fut rudoyée sans répit par celui qui aurait dû être mon père, un de ces rustres qu'on appelle des gentilshommes campagnards. Au bout d'un mois de mariage, il vivait avec une servante. Il eut en outre pour maîtresses les femmes et les filles de ses fermiers ; ce qui ne l'empêcha point d'avoir deux enfants de sa femme ; on devrait compter trois, en me comprenant. Ma mère ne disait rien ; elle vivait dans cette maison toujours bruyante comme ces petites souris qui glissent sous les meubles. Effacée, disparue, frémissante, elle regardait les gens de ses yeux inquiets et clairs, toujours mobiles, des yeux d'être effaré que la peur ne quitte pas. Elle était jolie pourtant, fort jolie, toute blonde d'un blond gris, d'un blond timide ; comme si ses cheveux avaient été un peu décolorés par ses craintes incessantes.

    Parmi les amis de M. de Courcils qui venaient constamment au château, se trouvait un ancien officier de cavalerie, veuf, homme redouté, tendre et violent, capable des résolutions les plus énergiques, M. de Bourneval, dont je porte le nom. C'était un grand gaillard maigre, avec de grosses moustaches noires. Je lui ressemble beaucoup. Cet homme avait lu, et ne pensait nullement comme ceux de sa classe. Son arrière-grand mère avait été une amie de J.-J. Rousseau, et on eût dit qu'il avait hérité quelque chose de cette liaison d'une ancêtre. Il savait par coeur le Contrat social, la Nouvelle Héloïse et tous ces livres philosophants qui ont préparé de loin le futur bouleversement de nos antiques usages, de nos préjugés, de nos lois surannées, de notre morale imbécile.

    Il aima ma mère, paraît-il, et en fut aimé. Cette liaison demeura tellement secrète que personne ne la soupçonna. La pauvre femme, délaissée et triste, dut s'attacher à lui d'une façon désespérée, et prendre dans son commerce toutes ses manières de penser, des théories de libre sentiment, des audaces d'amour indépendant ; mais, comme elle était si craintive qu'elle n'osait jamais parler haut, tout cela fut refoulé, condensé, pressé en son coeur qui ne s'ouvrit jamais.

    Mes deux frères étaient durs pour elle, comme leur père, ne la caressaient point, et, habitués à ne la voir compter pour rien dans la maison, la traitaient un peu comme une bonne.

    Je fus le seul de ses fils qui l'aimât vraiment et qu'elle aimât.

    Elle mourut. J'avais alors dix-huit ans. Je dois ajouter, pour que vous compreniez ce qui va suivre, que son mari était doté d'un conseil judiciaire, qu'une séparation de biens avait été prononcée au profit de ma mère, qui avait conservé, grâce aux artifices de la loi et au dévouement intelligent d'un notaire, le droit de tester à sa guise.

    Nous fûmes donc prévenus qu'un testament existait chez ce notaire, et invités à assister à la lecture.

    Je me rappelle cela comme d'hier. Ce fut une scène grandiose, dramatique, burlesque, surprenante, amenée par la révolte posthume de cette morte, par ce cri de liberté, cette revendication du fond de la tombe de cette martyre écrasée par nos moeurs durant sa vie, et qui jetait, de son cercueil clos, un appel désespéré vers l'indépendance.

    Celui qui se croyait mon père, un gros homme sanguin éveillant l'idée d'un boucher, et mes frères, deux forts garçons de vingt et vingt-deux ans, attendaient tranquilles sur leurs sièges. M. de Bourneval, invité à se présenter, entra et se plaça derrière moi. Il était serré dans sa redingote, fort pâle, et il mordillait souvent sa moustache, un peu grise à présent. Il s'attendait sans doute à ce qui allait se passer.

    Le notaire ferma la porte à double tour et commença la lecture, après avoir décacheté devant nous l'enveloppe scellée à la cire rouge et dont il ignorait le contenu.

    Brusquement mon ami se tut, se leva, puis il alla prendre dans son secrétaire un vieux papier, le déplia, le baisa longuement, et il reprit. Voici le testament de ma bien-aimée mère :

     

    "Je, soussignée, Anne-Catherine-Geneviève-Mathilde de Croixluce, épouse légitime de Jean-Léopold-Joseph Gontran de Courcils, saine de corps et d'esprit, exprime ici mes dernières volontés.

    Je demande pardon à Dieu, d'abord, et ensuite à mon cher fils René, de l'acte que je vais commettre. Je crois mon enfant assez grand de coeur pour me comprendre et me pardonner. J'ai souffert toute ma vie. J'ai été épousée par calcul, puis méprisée, méconnue, opprimée, trompée sans cesse par mon mari.

    Je lui pardonne, mais je ne lui dois rien.

    Mes fils aînés ne m'ont point aimée, ne m'ont point gâtée, m'ont à peine traitée comme une mère.

    J'ai été pour eux, durant ma vie, ce que je devais être ; je ne leur dois plus rien après la mort. Les liens du sang n'existent pas sans l'affection constante, sacrée, de chaque jour. Un fils ingrat est moins qu'un étranger ; c'est un coupable, car il n'a pas le droit d'être indifférent pour sa mère.

    J'ai toujours tremblé devant les hommes, devant leurs lois iniques, leurs coutumes inhumaines, leurs préjugés infâmes. Devant Dieu, je ne crains plus. Morte, je rejette de moi la honteuse hypocrisie ; j'ose dire ma pensée, avouer et signer le secret de mon coeur.

    Donc, je laisse en dépôt toute la partie de ma fortume dont la loi me permet de disposer, à mon amant bien-aimé Pierre-Germer-Simon de Bourneval, pour revenir ensuite à notre cher fils René.

    (Cette volonté est formulée en outre, d'une façon plus précise dans un acte notarié).

    Et, devant le Juge suprême qui m'entend, je déclare que j'aurais maudit le ciel et l'existence si je n'avais rencontré l'affection profonde, dévouée, tendre, inébranlable de mon amant, si je n'avais compris dans ses bras que le Créateur a fait les êtres pour s'aimer, se soutenir, se consoler, et pleurer ensemble dans les heures d'amertume.

    Mes deux fils aînés ont pour père M. de Courcils. René seul doit la vie à M. de Bourneval. Je prie le Maître des hommes et de leurs destinées de placer au-dessus des préjugés sociaux le père et le fils, de les faire s'aimer jusqu'à leur mort et m'aimer encore dans mon cercueil.

    Tels sont ma dernière pensée et mon dernier désir.

    MATHILDE DE CROIXLUCE".

     

    M. de Courcils s'était levé ; il cria : "C'est là le testament d'une folle !". Alors M. de Bourneval fit un pas et déclara d'une voix forte, d'une voix tranchante : "Moi, Simon de Bourneval, je déclare que cet écrit ne renferme que la stricte vérité. Je suis prêt à le soutenir devant n'inporte qui, et à le prouver même par les lettres que j'ai".

    Alors M. de Courcils marcha vers lui. Je crus qu'ils allaient se colleter. Ils étaient là, grands tous deux, l'un gros, l'autre maigre, frémissants. Le mari de ma mère articula en bégayant : "Vous êtes un misérable !". L'autre prononça du même ton vigoureux et sec : "Nous nous retrouverons autre part, Monsieur. Je vous aurais déjà souffleté et provoqué depuis longtemps si je n'avais tenu avant tout à la tranquillité, durant sa vie, de la pauvre femme que vous avez tant fait souffrir".

    Puis il se tourna vers moi : "Vous êtes mon fils. Voulez-vous me suivre ? Je n'ai pas le droit de vous emmener, mais je le prends, si vous voulez bien m'accompagner".

    Je lui serrai la main sans répondre. Et nous sommes sortis ensemble. J'étais, certes, aux trois quarts fou.

    Deux jours plus tard M. de Bourneval tuait en duel M. de Courcils. Mes frères, par crainte d'un affreux scandale, se sont tus. Je leur ai cédé et ils ont accepté la moitié de la fortune laissée par ma mère.

    J'ai pris le nom de mon père véritable, renonçant à celui que la loi me donnait et qui n'était pas le mien.

    M. de Bourneval est mort depuis cinq ans. Je ne suis point encore consolé.

     

    Il se leva, fit quelques pas, et, se plaçant en face de moi : "Eh bien ! je dis que le testament de ma mère est une des choses les plus belles, les plus loyales, les plus grandes qu'une femme puisse accomplir. N'est-ce pas votre avis ?".

    Je lui tendis les deux mains : "Oui, certainement, mon ami".


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  • Une nouvelle de Maupassant : Le petit fût

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  • Guy de Maupassant

    Boitelle

     

        Le père Boitelle (Antoine) avait dans tout le pays, la spécialité des besognes malpropres. Toutes les fois qu'on avait à aire nettoyer une fosse, un fumier, un puisard, à curer un égout, un trou de fange quelconque c'était lui qu'on allait chercher.

        Il s'en venait avec ses instruments de vidangeur et ses sabots enduits de crasse, et se mettait à sa besogne en geignant sans cesse sur son métier. Quand on lui demandait alors pourquoi il faisait cet ouvrage répugnant, il répondait avec résignation:

        "Pardi, c'est pour mes éfants qu'il faut nourrir. Ça rapporte plus qu'autre chose."

        Il avait, en effet, quatorze enfants. Si on s'informait de ce qu'ils étaient devenus, il disait avec un air d'indifférence:

        "N'en reste huit à la maison. Y en a un au service et cinq mariés."

        Quand on voulait savoir s'ils étaient bien mariés, il reprenait avec vivacité: "Je les ai pas opposés. Je les ai opposés en rien. Ils ont marié comme ils ont voulu. Faut pas opposer les goûts, ça tourne mal. Si je suis ordureux, mé, c'est que mes parents m'ont opposé dans mes goûts. Sans ça j'aurais devenu un ouvrier comme les autres."

        Voici en quoi ses parents l'avaient contrarié dans ses goûts.

     

        Il était alors soldat, faisant son temps au Havre, pas plus bête qu'un autre, pas plus dégourdi non plus, un peu simple pourtant. Pendant les heures de liberté, son plus grand plaisir était de se promener sur le quai, où sont réunis les marchands d'oiseaux. Tantôt seul, tantôt avec un pays, il s'en allait lentement le long des cages où les perroquets à dos vert et à tête jaune des Amazones, les perroquets à dos gris et à tête rouge du Sénégal, les aras énormes qui ont l'air d'oiseaux cultivés en serre, avec leurs plumes fleuries, leurs panaches et leurs aigrettes, des perruches de toute taille, qui semblent coloriées avec un soin minutieux par un bon Dieu miniaturiste, et les petits, tout petits oisillons sautillants, rouges, jaunes, bleus et bariolés, mêlant leurs cris au bruit du quai, apportent dans le fracas des navires déchargés, des passants et des voitures, une rumeur violente, aiguë, piaillarde, assourdissante, de forêt lointaine et surnaturelle.

        Boitelle s'arrêtait, les yeux ouverts, la bouche ouverte, riant et ravi, montrant ses dents aux kakatoès prisonniers qui saluaient de leur huppe blanche ou jaune le rouge éclatant de sa culotte et le cuivre de son ceinturon. Quand il rencontrait un oiseau parleur, il lui posait des questions ; et si la bête se trouvait ce jour-là disposée à répondre et dialoguait avec lui, il emportait pour jusqu'au soir de la gaieté et du contentement. A regarder les singes aussi il se faisait des bosses de plaisir, et il n'imaginait point de plus grand luxe pour un homme riche que de posséder ces animaux ainsi qu'on a des chats et des chiens. Ce goût-là, ce goût de l'exotique, il l'avait dans le sang comme on a celui de la chasse, de la médecine ou de la prêtrise. Il ne pouvait s'empêcher, chaque fois que s'ouvraient les portes de la caserne, de s'en revenir au quai comme s'il s'était senti tiré par une envie.

        Or une fois, s'étant arrêté presque en extase devant un araraca monstrueux qui gonflait ses plumes, s'inclinait, se redressait, semblait faire les révérences de cour du pays des perroquets, il vit s'ouvrir la porte d'un petit café attenant à la boutique du marchand d'oiseaux, et une jeune négresse, coiffée d'un foulard rouge, apparut, qui balayait vers la rue les bouchons et le sable de l'établissement.

        L'attention de Boitelle fut aussitôt partagée entre l'animal et la femme, et il n'aurait su dire vraiment lequel de ces deux êtres il contemplait avec le plus d'étonnement et de plaisir.

        La négresse, ayant poussé dehors les ordures du cabaret, leva les yeux, et demeura à son tour éblouie devant l'uniforme du soldat. Elle restait debout, en face de lui, son balai dans les mains comme si elle lui eût porté les armes, tandis que l'araraca continuait à s'incliner.

        Or le troupier au bout de quelques instants fut gêné par cette attention, et il s'en alla à petits pas, pour n'avoir point l'air de battre en retraite.

        Mais il revint. Presque chaque jour il passa devant le café des Colonies, et souvent il perçut à travers les vitres la petite bonne à peau noire qui servait des bocks ou de l'eau-de-vie aux matelots du port. Souvent aussi elle sortait en l'apercevant; bientôt, même, sans s'être jamais parlé, ils se sourirent comme des connaissances; et Boitelle se sentait le coeur remué, en voyant luire tout à coup, entre les lèvres sombres de la fille, la ligne éclatante de ses dents. Un jour enfin il entra, et fut tout surpris en constatant qu'elle parlait français comme tout le monde. La bouteille de limonade, dont elle accepta de boire un verre, demeura, dans le souvenir du troupier, mémorablement délicieuse; et il prit l'habitude de venir absorber, en ce petit cabaret du port, toutes les douceurs liquides que lui permettait sa bourse. C'était pour lui une fête un bonheur auquel il pensait sans cesse, de regarder la main noire de la petite bonne verser quelque chose dans son verre, tandis que les dents riaient, plus claires que les yeux. Au bout de deux mois de fréquentation, ils devinrent tout à fait bons amis, et Boitelle après le premier étonnement de voir que les idées de cette négresse étaient pareilles aux bonnes idées des filles du pays, qu'elle respectait l'économie, le travail, la religion et la conduite, l'en aima davantage, s'éprit d'elle au point de vouloir l'épouser.

        Il lui dit ce projet qui la fit danser de joie. Elle avait d'ailleurs quelque argent, laissé par une marchande d'huîtres, qui l'avait recueillie, quand elle fut déposée sur le quai du Havre par un capitaine américain. Ce capitaine l'avait trouvée âgée d'environ six ans, blottie sur des balles de coton dans la cale de son navire, quelques heures après son départ de New York. Venant au Havre, il y abandonna aux soins de cette écaillère apitoyée ce petit animal noir caché à son bord, il ne savait pas par qui ni comment. La vendeuse d'huîtres étant morte, la jeune négresse devint bonne au café des Colonies.

        Antoine Boitelle ajouta: "Ça se fera si les parents ne s' y opposent point. J'irai jamais contre eux, t'entends ben, jamais! Je vas leur en toucher deux mots à la première fois que je retourne au pays."

        La semaine suivante en effet, ayant obtenu vingt-quatre heures de permission, il se rendit dans sa famille qui cultivait une petite ferme à Tourteville, près d'Yvetot.

        Il attendit la fin du repas, l'heure où le café baptisé d'eau-de-vie rendait les coeurs plus ouverts, pour informer ses ascendants qu'il avait trouvé une fille répondant si bien à ses goûts, à tous ses goûts, qu'il ne devait pas en exister une autre sur la terre pour lui convenir aussi parfaitement.

        Les vieux, à ce propos, devinrent aussitôt circonspects, et demandèrent des explications. Il ne cacha rien d'ailleurs que la couleur de son teint.

        C'était une bonne, sans grand avoir, mais vaillante, économe, propre, de conduite, et de bon conseil. Toutes ces choses-là valaient mieux que de l'argent aux mains d'une mauvaise ménagère. Elle avait quelques sous d'ailleurs, laissés par une femme qui l'avait élevée, quelques gros sous, presque une petite dot, quinze cents francs à la caisse d'épargne. Les vieux, conquis par ses discours, confiants d'ailleurs dans son jugement, cédaient peu à peu, quand il arriva au point délicat. Riant d'un rire un peu contraint: "Il n'y a qu'une chose, dit-il, qui pourra vous contrarier. Elle n'est brin blanche." Ils ne comprenaient pas et il dut expliquer longuement avec beaucoup de précautions, pour ne les point rebuter, qu'elle appartenait à la race sombre dont ils n'avaient vu échantillons que sur les images d'Epinal.

        Alors ils furent inquiets, perplexes, craintifs, comme s'il leur avait proposé une union avec le Diable. La mère disait: "Noire ? Combien qu'elle l'est ? C'est-il partout ?" Il répondait: "Pour sûr: Partout, comme t'es blanche partout, té !"

        Le père reprenait: "Noire ? C'est-il noir autant que le chaudron ?"

        Le fils répondait: "Pt'être ben un p'tieu moins ! C'est noire, mais point noire à dégoûter. La robe à m'sieu l'curé est ben noire, et alle n'est pas plus laide qu'un surplis qu'est blanc."

        Le père disait: "Y en a-t-il de pu noires qu'elle dans son pays ?"

        Et le fils, convaincu, s'écriait: "Pour sûr ! "

        Mais le bonhomme remuait la tête.

        "Ca doit être déplaisant ?"

        Et le fils:

        "C'est point pu déplaisant qu'aut'chose, vu qu'on s'y fait en rin de temps."

        La mère demandait:

        "Ca ne salit point le linge plus que d'autres, ces piaux-là ?

        - Pas plus que la tienne, vu que c'est sa couleur."

        Donc, après beaucoup de questions encore, il fut convenu que les parents verraient cette fille avant de rien décider et que le garçon, dont le service allait finir l'autre mois, l'amènerait à la maison afin qu'on pût l'examiner et décider en causant si elle n'était pas trop foncée pour entrer dans la famille Boitelle.

        Antoine alors annonça que le dimanche 22 mai, jour de sa libération, il partirait pour Tourteville avec sa bonne amie.

     

        Elle avait mis pour ce voyage chez les parents de son amoureux ses vêtements les plus beaux et les plus voyants, où dominaient le jaune, le rouge et le bleu, de sorte qu'elle avait l'air pavoisée pour une fête nationale.

        Dans la gare, au départ du Havre, on la regarda beaucoup, et Boitelle était fier de donner le bras à une personne qui commandait ainsi l'attention. Puis, dans le wagon de troisième classe où elle prit place à côté de lui, elle imposa une telle surprise aux paysans que ceux des compartiments voisins montèrent sur leurs banquettes pour l'examiner par-dessus la cloison de bois qui divisait la caisse roulante. Un enfant, à son aspect, se mit à crier de peur, un autre cacha sa figure dans le tablier de sa mère.

        Tout alla bien cependant jusqu'à la gare d'arrivée. Mais lorsque le train ralentit sa marche en approchant d'Yvetot, Antoine se sentit mal à l'aise, comme au moment d'une inspection quand il ne savait pas sa théorie Puis, s'étant penché à la portière, il reconnut de loin son père qui tenait la bride du cheval attelé à la carriole, et sa mère venue jusqu'au treillage qui maintenait les curieux.

        Il descendit le premier, tendit la main à sa bonne amie, et, droit, comme s'il escortait un général, il se dirigea vers sa famille.

        La mère, en voyant venir cette dame noire et bariolée en compagnie de son garçon, demeurait tellement stupéfaite qu'elle n'en pouvait ouvrir la bouche, et le père avait peine à maintenir le cheval que faisait cabrer coup sur coup la locomotive ou la négresse. Mais Antoine, saisi soudain par la joie sans mélange de revoir ses vieux, se précipita, les bras ouverts, bécota la mère, bécota le père malgré l'effroi du bidet, puis se tournant vers sa compagne que les passants ébaubis considéraient en s'arrêtant, il s'expliqua.

        "La v'là ! J'vous avais ben dit qu'à première vue alle est un brin détournante, mais sitôt qu'on la connaît, vrai de vrai, y a rien de plus plaisant sur la terre. Dites-y bonjour qu'a ne s'émeuve point."

        Alors la mère Boitelle, intimidée elle-même à perdre la raison, fit une espèce de révérence, tandis que le père ôtait sa casquette en murmurant: "J'vous la souhaite à vot' désir." Puis sans s'attarder on grimpa dans la carriole, les deux femmes au fond sur des chaises qui les faisaient sauter en l'air à chaque cahot de la route, et les deux hommes par-devant, sur la banquette.

        Personne ne parlait. Antoine inquiet sifflotait un air de caserne, le père fouettait le bidet, et la mère regardait de coin, en glissant des coups d'oeil de fouine, la négresse dont le front et les pommettes reluisaient sous le soleil comme des chaussures bien cirées.

        Voulant rompre la glace, Antoine se retourna.

        "Eh bien, dit-il, on ne cause pas ?

        - Faut le temps", répondit la vieille.

        Il reprit:

        "Allons, raconte à la p'tite l'histoire des huit oeufs de ta poule."

        C'était une farce célèbre dans la famille. Mais comme la mère se taisait toujours, paralysée par l'émotion, il prit lui-même la parole et narra, en riant beaucoup, cette mémorable aventure. Le père, qui la savait par coeur, se dérida aux premiers mots; sa femme bientôt suivit l'exemple, et la négresse elle-même, au passage le plus drôle, partit tout à coup d'un tel rire, d'un rire si bruyant, roulant, torrentiel, que le cheval excité fit un petit temps de galop.

        La connaissance était faite. On causa.

        A peine arrivés, quand tout le monde fut descendu, après qu'il eut conduit sa bonne amie dans la chambre pour ôter sa robe qu'elle aurait pu tacher en faisant un bon plat de sa façon destiné à prendre les vieux par le ventre, il attira ses parents devant la porte, et demanda, le coeur battant:

        "Eh ben, quéque vous dites ?"

        Le père se tut. La mère plus hardie déclara: "Alle est trop noire ! Non, vrai, c'est trop. J'en ai eu les sangs tournés.

        - Vous vous y ferez, dit Antoine.

        - Possible, mais pas pour le moment." Ils entrèrent et la bonne femme fut émue en voyant la négresse cuisiner. Alors elle l'aida, la jupe retroussée, active malgré son âge.

        Le repas fut bon, fut long, fut gai. Quand on fit un tour ensuite, Antoine prit son père à part. "Eh ben, pé, quéque t'en dis ?"

        Le paysan ne se compromettait jamais. "J'ai point d'avis. D'mande à ta mé."

        Alors Antoine rejoignit sa mère et la retenant en arrière:

        "Eh ben, ma mé, quéque t'en dis ?

        - Mon pauv'e gars, vrai, alle est trop noire. Seulement un p'tieu moins je ne m'opposerais pas, mais c'est trop. On dirait Satan !"

        Il n'insista point, sachant que la vieille s'obstinait toujours, mais il sentait en son coeur entrer un orage de chagrin. Il cherchait ce qu'il fallait faire, ce qu'il pourrait inventer, surpris d'ailleurs qu'elle ne les eût pas conquis déjà comme elle l'avait séduit lui-même. Et ils allaient tous les quatre à pas lents à travers les blés, redevenus peu à peu silencieux. Quand on longeait une clôture, les fermiers apparaissaient à la barrière, les gamins grimpaient sur les talus, tout le monde se précipitait au chemin pour voir passer la "noire" que le fils Boitelle avait ramenée. On apercevait au loin des gens qui couraient à travers les champs comme on accourt quand bat le tambour des annonces de phénomènes vivants. Le père et la mère Boitelle effarés de cette curiosité semée par la campagne à leur approche, hâtaient le pas, côte à côte, précédant de loin leur fils à qui sa compagne demandait ce que les parents pensaient d'elle. Il répondit en hésitant qu'ils n'étaient pas encore décidés.

        Mais sur la place du village ce fut une sortie en masse de toutes les maisons en émoi, et devant l'attroupement grossissant, les vieux Boitelle prirent la fuite et regagnèrent leur logis, tandis qu'Antoine soulevé de colère, sa bonne amie au bras, s'avançait avec majesté sous les yeux élargis par l'ébahissement.

        Il comprenait que c'était fini, qu'il n'y avait plus d'espoir, qu'il n'épouserait pas sa négresse; elle aussi le comprenait; et ils se mirent à pleurer tous les deux en approchant de la ferme. Dès qu'ils y furent revenus, elle ôta de nouveau sa robe pour aider la mère à faire sa besogne; elle la suivit partout, à la laiterie, à l'étable, au poulailler, prenant la plus grosse part, répétant sans cesse:

        "Laissez-moi faire, madame Boitelle", si bien que le soir venu, la vieille, touchée et inexorable, dit à son fils: "C'est une brave fille tout de même. C'est dommage qu'elle soit si noire, mais vrai, alle l'est trop. J'pourrais pas m'y faire, faut qu'alle r'tourne, alle' est trop noire."

        Et le fils Boitelle dit à sa bonne amie:

        "Alle n'veut point, alle te trouve trop noire. Faut r'tourner.

        Je t'aconduirai jusqu'au chemin de fer. N'importe, t'éluge point.

        J'vas leur y parler quand tu seras partie."

        Il la conduisit donc à la gare en lui donnant encore espoir et après l'avoir embrassée, la fit monter dans le convoi qu'il regarda s'éloigner avec des yeux bouffis par les pleurs.

        Il eut beau implorer les vieux, ils ne consentirent jamais. Et quand il avait conté cette histoire que tout le pays connaissait, Antoine Boitelle ajoutait toujours: "A partir de ça, j'ai eu de coeur à rien, à rien. Aucun métier ne m'allait pu, et j'sieus devenu ce que j'sieus, un ordureux."

        On lui disait:

        "Vous vous êtes marié pourtant.

        - Oui, et j'peux pas dire que ma femme m'a déplu pisque j'y ai fait quatorze éfants, mais c'n'est point l'autre, oh non, pour sûr, oh non! L'autre, voyez-vous, ma négresse, elle n'avait qu'à me regarder, je me sentais comme transporté..."


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  • Guy de Maupassant

    Aux champs

    A Octave Mirbeau

     

    Les deux chaumières étaient côte à côte, au pied d'une colline, proches d'une petite ville de bains. Les deux paysans besognaient dur sur la terre inféconde pour élever tous leurs petits. Chaque ménage en avait quatre. Devant les deux portes voisines, toute la marmaille grouillait du matin au soir. Les deux aînés avaient six ans et les deux cadets quinze mois environ ; les mariages et, ensuite les naissances, s'étaient produites à peu près simultanément dans l'une et l'autre maison.

    Les deux mères distinguaient à peine leurs produits dans le tas ; et les deux pères confondaient tout à fait. Les huit noms dansaient dans leur tête, se mêlaient sans cesse ; et, quand il fallait en appeler un, les hommes souvent en criaient trois avant d'arriver au véritable.

    La première des deux demeures, en venant de la station d'eaux de Rolleport, était occupée par les Tuvache, qui avaient trois filles et un garçon ; l'autre masure abritait les Vallin, qui avaient une fille et trois garçons.

    Tout cela vivait péniblement de soupe, de pomme de terre et de grand air. A sept heures, le matin, puis à midi, puis à six heures, le soir, les ménagères réunissaient leurs mioches pour donner la pâtée, comme des gardeurs d'oies assemblent leurs bêtes. Les enfants étaient assis, par rang d'âge, devant la table en bois, vernie par cinquante ans d'usage. Le dernier moutard avait à peine la bouche au niveau de la planche. On posait devant eux l'assiette creuse pleine de pain molli dans l'eau où avaient cuit les pommes de terre, un demi-chou et trois oignons ; et toute la lignée mangeait jusqu'à plus faim. La mère empâtait elle-même le petit. Un peu de viande au pot-au-feu, le dimanche, était une fête pour tous, et le père, ce jour-là, s'attardait au repas en répétant : "Je m'y ferais bien tous les jours"

    Par un après-midi du mois d'août, une légère voiture s'arrêta brusquement devant les deux chaumières, et une jeune femme, qui conduisait elle-même, dit au monsieur assis à côté d'elle :

    - Oh ! regarde, Henri, ce tas d'enfants ! Sont-ils jolis, comme ça, à grouiller dans la poussière.

    L'homme ne répondit rien, accoutumé à ces admirations qui étaient une douleur et presque un reproche pour lui.

    La jeune femme reprit :

    - Il faut que je les embrasse ! Oh ! comme je voudrais en avoir un, celui-là, le tout petit.

    Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit un des deux derniers, celui des Tuvache, et, l'enlevant dans ses bras, elle le baisa passionnément sur ses joues sales, sur ses cheveux blonds frisés et pommadés de terre, sur ses menottes qu'il agitait pour se débarrasser des caresses ennuyeuses.

    Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand trot. Mais elle revint la semaine suivante, s'assit elle-même par terre, prit le moutard dans ses bras, le bourra de gâteaux, donna des bonbons à tous les autres ; et joua avec eux comme une gamine, tandis que son mari attendait patiemment dans sa frêle voiture.

    Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, reparut tous les jours, les poches pleines de friandises et de sous.

    Elle s'appelait Mme Henri d'Hubières.

    Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle ; et, sans s'arrêter aux mioches, qui la connaissaient bien maintenant, elle pénétra dans la demeure des paysans.

    Ils étaient là, en train de fendre du bois pour la soupe ; ils se redressèrent tout surpris, donnèrent des chaises et attendirent. Alors la jeune femme, d'une voix entrecoupée, tremblante commença :

    - Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je voudrais bien... je voudrais bien emmener avec moi votre... votre petit garçon...

    Les campagnards, stupéfaits et sans idée, ne répondirent pas.

    Elle reprit haleine et continua.

    - Nous n'avons pas d'enfants ; nous sommes seuls, mon mari et moi... Nous le garderions... voulez-vous ?

    La paysanne commençait à comprendre. Elle demanda :

    - Vous voulez nous prend'e Charlot ? Ah ben non, pour sûr.

    Alors M. d'Hubières intervint :

    - Ma femme s'est mal expliquée. Nous voulons l'adopter, mais il reviendra vous voir. S'il tourne bien, comme tout porte à le croire, il sera notre héritier. Si nous avions, par hasard, des enfants, il partagerait également avec eux. Mais s'il ne répondait pas à nos soins, nous lui donnerions, à sa majorité, une somme de vingt mille francs, qui sera immédiatement déposée en son nom chez un notaire. Et, comme on a aussi pensé à vous, on vous servira jusqu'à votre mort, une rente de cent francs par mois. Avez-vous bien compris ?

    La fermière s'était levée, toute furieuse.

    - Vous voulez que j'vous vendions Charlot ? Ah ! mais non ; c'est pas des choses qu'on d'mande à une mère çà ! Ah ! mais non ! Ce serait abomination.

    L'homme ne disait rien, grave et réfléchi ; mais il approuvait sa femme d'un mouvement continu de la tête.

    Mme d'Hubières, éperdue, se mit à pleurer, et, se tournant vers son mari, avec une voix pleine de sanglots, une voix d'enfant dont tous les désirs ordinaires sont satisfaits, elle balbutia :

    - Ils ne veulent pas, Henri, ils ne veulent pas !

    Alors ils firent une dernière tentative.

    - Mais, mes amis, songez à l'avenir de votre enfant, à son bonheur, à ...

    La paysanne, exaspérée, lui coupa la parole :

    - C'est tout vu, c'est tout entendu, c'est tout réfléchi... Allez-vous-en, et pi, que j'vous revoie point par ici. C'est i permis d'vouloir prendre un éfant comme ça !

    Alors Mme d'Hubières, en sortant, s'avisa qu'ils étaient deux tout petits, et elle demanda à travers ses larmes, avec une ténacité de femme volontaire et gâtée, qui ne veut jamais attendre :

    - Mais l'autre petit n'est pas à vous ?

    Le père Tuvache répondit :

    - Non, c'est aux voisins ; vous pouvez y aller si vous voulez.

    Et il rentra dans sa maison, où retentissait la voix indignée de sa femme.

    Les Vallin étaient à table, en train de manger avec lenteur des tranches de pain qu'ils frottaient parcimonieusement avec un peu de beurre piqué au couteau, dans une assiette entre eux deux.

    M. d'Hubières recommença ses propositions, mais avec plus d'insinuations, de précautions oratoires, d'astuce.

    Les deux ruraux hochaient la tête en signe de refus ; mais quand ils apprirent qu'ils auraient cent francs par mois, ils se considèrent, se consultant de l'oeil, très ébranlés.

    Ils gardèrent longtemps le silence, torturés, hésitants. La femme enfin demanda :

    - Qué qu't'en dis, l'homme ? Il prononça d'un ton sentencieux :

    - J'dis qu'c'est point méprisable.

    Alors Mme d'Hubières, qui tremblait d'angoisse, leur parla de l'avenir du petit, de son bonheur, et de tout l'argent qu'il pourrait leur donner plus tard.

    Le paysan demanda :

    - C'te rente de douze cents francs, ce s'ra promis d'vant l'notaire ?

    M. d'Hubières répondit :

    - Mais certainement, dès demain.

    La fermière, qui méditait, reprit :

    - Cent francs par mois, c'est point suffisant pour nous priver du p'tit ; ça travaillera dans quéqu'z'ans ct'éfant ; i nous faut cent vingt francs.

    Mme d'Hubières trépignant d'impatience, les accorda tout de suite ; et, comme elle voulait enlever l'enfant, elle donna cent francs en cadeau pendant que son mari faisait un écrit. Le maire et un voisin, appelé aussitôt, servirent de témoins complaisants.

    Et le jeune femme, radieuse, emporta le marmot hurlant, comme on emporte un bibelot désiré d'un magasin.

    Les Tuvache sur leur porte, le regardaient partir muets, sévères, regrettant peut-être leur refus.

    On n'entendit plus du tout parler du petit Jean Vallin. Les parents, chaque mois, allaient toucher leurs cent vingt francs chez le notaire ; et ils étaient fâchés avec leurs voisins parce que la mère Tuvache les agonisait d'ignominies, répétant sans cesse de porte en porte qu'il fallait être dénaturé pour vendre son enfant, que c'était une horreur, une saleté, une corromperie.

    Et parfois elle prenait en ses bras son Charlot avec ostentation, lui criant, comme s'il eût compris :

    - J't'ai pas vendu, mé, j't'ai pas vendu, mon p'tiot. J'vends pas m's éfants, mé. J'sieus pas riche, mais vends pas m's éfants.

    Et, pendant des années et encore des années, ce fut ainsi chaque jour des allusions grossières qui étaient vociférées devant la porte, de façon à entrer dans la maison voisine. La mère Tuvache avait fini par se croire supérieure à toute la contrée parce qu'elle n'avait pas venu Charlot. Et ceux qui parlaient d'elle disaient :

    - J'sais ben que c'était engageant, c'est égal, elle s'a conduite comme une bonne mère.

    On la citait ; et Charlot, qui prenait dix-huit ans, élevé dans cette idée qu'on lui répétait sans répit, se jugeait lui-même supérieur à ses camarades, parce qu'on ne l'avait pas vendu.

    Les Vallin vivotaient à leur aise, grâce à la pension. La fureur inapaisable des Tuvache, restés misérables, venait de là.

    Leur fils aîné partit au service. Le second mourut ; Charlot resta seul à peiner avec le vieux père pour nourrir la mère et deux autres soeurs cadettes qu'il avait.

    Il prenait vingt et un ans, quand, un matin, une brillante voiture s'arrêta devant les deux chaumières. Un jeune monsieur, avec une chaîne de montre en or, descendit, donnant la main à une vieille dame en cheveux blancs. La vieille dame lui dit :

    - C'est là, mon enfant, à la seconde maison.

    Et il entra comme chez lui dans la masure des Vallin.

    La vieille mère lavait ses tabliers ; le père, infirme, sommeillait près de l'âtre. Tous deux levèrent la tête, et le jeune homme dit :

    - Bonjour, papa ; bonjour maman.

    Ils se dressèrent, effarés. La paysanne laissa tomber d'émoi son savon dans son eau et balbutia :

    - C'est-i té, m'n éfant ? C'est-i té, m'n éfant ?

    Il la prit dans ses bras et l'embrassa, en répétant : - "Bonjour, maman". Tandis que le vieux, tout tremblant, disait, de son ton calme qu'il ne perdait jamais : "Te v'là-t'i revenu, Jean ?". Comme s'il l'avait vu un mois auparavant.

    Et, quand ils se furent reconnus, les parents voulurent tout de suite sortir le fieu dans le pays pour le montrer. On le conduisit chez le maire, chez l'adjoint, chez le curé, chez l'instituteur.

    Charlot, debout sur le seuil de sa chaumière, le regardait passer.

    Le soir, au souper il dit aux vieux :

    - Faut-i qu'vous ayez été sots pour laisser prendre le p'tit aux Vallin !

    Sa mère répondit obstinément :

    - J'voulions point vendre not' éfant !

    Le père ne disait rien.

    Le fils reprit :

    - C'est-i pas malheureux d'être sacrifié comme ça !

    Alors le père Tuvache articula d'un ton coléreux :

    - Vas-tu pas nous r'procher d' t'avoir gardé ?

    Et le jeune homme, brutalement :

    - Oui, j'vous le r'proche, que vous n'êtes que des niants. Des parents comme vous, ça fait l'malheur des éfants. Qu'vous mériteriez que j'vous quitte.

    La bonne femme pleurait dans son assiette. Elle gémit tout en avalant des cuillerées de soupe dont elle répandait la moitié :

    - Tuez-vous donc pour élever d's éfants !

    Alors le gars, rudement :

    - J'aimerais mieux n'être point né que d'être c'que j'suis. Quand j'ai vu l'autre, tantôt, mon sang n'a fait qu'un tour. Je m'suis dit : "V'là c'que j'serais maintenant !".

    Il se leva.

    - Tenez, j'sens bien que je ferai mieux de n'pas rester ici, parce que j'vous le reprocherais du matin au soir, et que j'vous ferais une vie d'misère. Ca, voyez-vous, j'vous l'pardonnerai jamais !

    Les deux vieux se taisaient, atterrés, larmoyants.

    Il reprit :

    - Non, c't' idée-là, ce serait trop dur. J'aime mieux m'en aller chercher ma vie aut'part !

    Il ouvrit la porte. Un bruit de voix entra. Les Vallin festoyaient avec l'enfant revenu.

    Alors Charlot tapa du pied et, se tournant vers ses parents, cria :

    - Manants, va !

    Et il disparut dans la nuit.

     


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  • Guy de Maupassant

    Pierrot

    Contes de la bécasse

     

    À Henri Roujon

     

    Mme Lefèvre était une dame de campagne, une veuve, une de ces demi-paysannes à rubans et à chapeaux à falbalas, de ces personnes qui parlent avec des cuirs, prennent en public des airs grandioses, et cachent une âme de brute prétentieuse sous des dehors comiques et chamarrés, comme elles dissimulent leurs grosses mains rouges sous des gants de soie écrue.

    Elle avait pour servante une brave campagnarde toute simple, nommée Rose. 

    Les deux femmes habitaient une petite maison à volets verts, le long d’une route, en Normandie, au centre du pays de Caux.

    Comme elles possédaient, devant l’habitation, un étroit jardin, elles cultivaient quelques légumes.

    Or, une nuit, on lui vola une douzaine d’oignons.

    Dès que Rose s’aperçut du larcin, elle courut prévenir Madame, qui descendit en jupe de laine.

    Ce fut une désolation et une terreur. On avait volé, volé Mme Lefèvre ! Donc, on volait dans le pays, puis on pouvait revenir.

    Et les deux femmes effarées contemplaient les traces de pas, bavardaient, supposaient des choses : « Tenez, ils ont passé par là. Ils ont mis leurs pieds sur le mur ; ils ont sauté dans la plate-bande » .

    Et elles s’épouvantaient pour l’avenir. Comment dormir tranquilles maintenant ! 

    Le bruit du vol se répandit. Les voisins arrivèrent, constatèrent, discutèrent à leur tour ; et les deux femmes expliquaient à chaque nouveau venu leurs observations et leurs idées.

    Un fermier d’à côté leur offrit ce conseil : « Vous devriez avoir un chien » .

    C’était vrai, cela ; elles devraient avoir un chien, quand ce ne serait que pour donner l’éveil. Pas un gros chien, Seigneur ! Que feraient-elles d’un gros chien ! Il les ruinerait en nourriture. Mais un petit chien (en Normandie, on prononce quin), un petit freluquet de quin qui jappe.

    Dès que tout le monde fut parti, Mme Lefèvre discuta longtemps cette idée de chien. Elle faisait, après réflexion, mille objections, terrifiée par l’image d’une jatte pleine de pâtée ; car elle était de cette race parcimonieuse de dames campagnardes qui portent toujours des centimes dans leur poche pour faire l’aumône ostensiblement aux pauvres des chemins, et donner aux quêtes du dimanche.

    Rose, qui aimait les bêtes, apporta ses raisons et les défendit avec astuce. Donc il fut décidé qu’on aurait un chien, un tout petit chien.

    On se mit à sa recherche, mais on n’en trouvait que des grands, des avaleurs de soupe à faire frémir. L’épicier de Rolleville en avait bien un, tout petit ; mais il exigeait qu’on le lui payât deux francs, pour couvrir ses frais d’élevage. Mme Lefèvre déclara qu’elle voulait bien nourrir un « quin », mais qu’elle n’en achèterait pas.

    Or, le boulanger, qui savait les événements, apporta, un matin, dans sa voiture, un étrange petit animal tout jaune, presque sans pattes, avec un corps de crocodile, une tête de renard et une queue en trompette, un vrai panache, grand comme tout le reste de sa personne. Un client cherchait à s’en défaire. Mme Lefèvre trouva fort beau ce roquet immonde, qui ne coûtait rien. Rose l’embrassa, puis demanda comment on le nommait. Le boulanger répondit : « Pierrot ».

    Il fut installé dans une vieille caisse à savon et on lui offrit d’abord de l’eau à boire. Il but. On lui présenta ensuite un morceau de pain. Il mangea. Mme Lefèvre inquiète, eut une idée : « Quand il sera bien accoutumé à la maison, on le laissera libre. Il trouvera à manger en rôdant par le pays ».

    On le laissa libre, en effet, ce qui ne l’empêcha point d’être affamé. Il ne jappait d’ailleurs que pour réclamer sa pitance ; mais, dans ce cas, il jappait avec acharnement.

    Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allait caresser chaque nouveau venu, et demeurait absolument muet. 

    Mme Lefèvre cependant s’était accoutumée à cette bête. Elle en arrivait même à l’aimer, et à lui donner de sa main, de temps en temps, des bouchées de pain trempées dans la sauce de son fricot.

    Mais elle n’avait nullement songé à l’impôt, et quand on lui réclama huit francs, — huit francs, Madame ! — pour ce freluquet de quin qui ne jappait seulement point, elle faillit s’évanouir de saisissement.

    Il fut immédiatement décidé qu’on se débarrasserait de Pierrot. Personne n’en voulut. Tous les habitants le refusèrent à dix lieues aux environs. Alors on se résolut, faute d’autre moyen, à lui faire « piquer du mas » .

    « Piquer du mas », c’est « manger de la marne » . On fait piquer du mas à tous les chiens dont on veut se débarrasser.

    Au milieu d’une vaste plaine, on aperçoit une espèce de hutte, ou plutôt un tout petit toit de chaume, posé sur le sol. C’est l’entrée de la marnière. Un grand puits tout droit s’enfonce jusqu’à vingt mètres sous terre, pour aboutir à une série de longues galeries de mines.

    On descend une fois par an dans cette carrière, à l’époque où l’on marne les terres. Tout le reste du temps elle sert de cimetière aux chiens condamnés ; et souvent, quand on passe auprès de l’orifice, des hurlements plaintifs, des aboiements furieux ou désespérés, des appels lamentables montent jusqu’à vous.

    Les chiens des chasseurs et des bergers s’enfuient avec épouvante des abords de ce trou gémissant ; et, quand on se penche au-dessus, il sort une abominable odeur de pourriture.

    Des drames affreux s’y accomplissent dans l’ombre.

    Quand une bête agonise depuis dix à douze jours dans le fond, nourrie par les restes immondes de ses devanciers, un nouvel animal, plus gros, plus vigoureux certainement, est précipité tout à coup. Ils sont là, seuls, affamés, les yeux luisants. Ils se guettent, se suivent, hésitent, anxieux. Mais la faim les presse ; ils s’attaquent, luttent longtemps, acharnés ; et le plus fort mange le plus faible, le dévore vivant.

    Quand il fut décidé qu’on ferait « piquer du mas » à Pierrot, on s’enquit d’un exécuteur. Le cantonnier qui binait la route demanda dix sous pour la course. Cela partu follement exagéré à Mme Lefèvre. Le goujat du voisin se contentait de cinq sous ; c’était trop encore ; et, Rose ayant fait observer qu’il valait mieux qu’elles le portassent elles-mêmes, parce qu’ainsi il ne serait pas brutalisé en route et averti de son sort, il fut résolu qu’elles iraient toutes les deux à la nuit tombante. 

    On lui offrit, ce soir-là, une bonne soupe avec un doigt de beurre. Il l’avala jusqu’à la dernière goutte ; et, comme il remuait la queue de contentement, Rose le prit dans son tablier.

    Elles allaient à grands pas, comme des maraudeuses, à travers la plaine. Bientôt elles aperçurent la marnière et l’atteignirent ; Mme Lefèvre se pencha pour écouter si aucune bête ne gémissait. — Non — il n’y en avait pas ; Pierrot serait seul. Alors Rose, qui pleurait, l’embrassa, puis le lança dans le trou ; et elles se penchèrent toutes deux, l’oreille tendue.

    Elles entendirent d’abord un bruit sourd ; puis la plainte aiguë, déchirante, d’une bête blessée, puis une succession de petits cris de douleur, puis des appels désespérés, des supplications de chien qui implorait, la tête levée vers l’ouverture.

    Il jappait, oh ! il jappait !

    Elles furent saisies de remords, d’é pouvante, d’une peur folle et inexplicable ; et elles se sauvèrent en courant. Et, comme Rose allait plus vite, Mme Lefèvre criait : « Attendez-moi, Rose, attendez-moi ! » .

    Leur nuit fut hantée de cauchemars épouvantables.

    Mme Lefèvre rêva qu’elle s’asseyait à table pour manger la soupe, mais, quand elle découvrait la soupière, Pierrot était dedans. Il s’élançait et la mordait au nez.

    Elle se réveilla et crut l’entendre japper encore. Elle écouta ; elle s’était trompée.

    Elle s’endormit de nouveau et se trouva sur une grande route, une route interminable, qu’elle suivait ; Tout à coup, au milieu du chemin, elle aperçut un panier, un grand panier de fermier, abandonné ; et ce panier lui faisait peur.

    Elle finissait cependant par l’ouvrir, et Pierrot, blotti dedans, lui saisissait la main, ne la lâchait plus ; et elle se sauvait éperdue, portant ainsi au bout du bras le chien suspendu, la gueule serrée.

    Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut à la marnière.

    Il jappait ; il jappait encore, il avait jappé toute la nuit. Elle se mit à sangloter et l’appela avec mille petits noms caressants. Il répondit avec toutes les inflexions tendres de sa voix de chien.

    Alors elle voulut le revoir, se promettant de le rendre heureux jusqu’à sa mort.

    Elle courut chez le puisatier chargé de l’extraction de la marne, et elle lui raconta son cas. L’homme écoutait sans rien dire. Quand elle eut fini, il prononça : « Vous voulez votre quin ? Ce sera quatre francs » .

    Elle eut un sursaut ; toute sa douleur s’envola du coup.

    « Quatre francs ! vous vous en feriez mourir ! quatre francs ! » .

    Il répondit : « Vous croyez que j’vas apporter mes cordes, mes manivelles, et monter tout ça, et m’en aller là-bas avec mon garçon et m’faire mordre encore par votre maudit quin, pour l’plaisir de vous le r’donner ? fallait pas l’jeter. »

    Elle s’en alla, indignée. — Quatre francs !

    Aussitôt rentrée, elle appela Rose et lui dit les prétentions du puisatier. Rose, toujours résignée, répétait : « Quatre francs ! c’est de l’argent, Madame » .

    Puis, elle ajouta : « Si on lui jetait à manger, à ce pauvre quin, pour qu’il ne meure pas comme ça ? » .

    Mme Lefèvre approuva, toute joyeuse ; et les voilà reparties, avec un gros morceau de pain beurré.

    Elles le coupèrent par bouchées qu’elles lançaient l’une après l’autre, parlant tour à tour à Pierrot. Et sitôt que le chien avait achevé un morceau, il jappait pour réclamer le suivant. 

    Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Mais elles ne faisaient plus qu’un voyage.

     

    Or, un matin, au moment de laisser tomber la première bouchée, elles entendirent tout à coup un aboiement formidable dans le puits. Ils étaient deux ! on avait précipité un autre chien, un gros !

    Rose cria : « Pierrot ! » Et Pierrot jappa, jappa. alors on se mit à jeter la nourriture ; mais, chaque fois elles distinguaient parfaitement une bousculade terrible, puis les cris plaintifs de Pierrot mordu par son compagnon, qui mangeait tout, étant le plus fort.

    Elles avaient beau spécifier : « C’est pour toi, Pierrot ! » Pierrot, évidemment, n’avait rien.

    Les deux femmes, interdites, se regardaient ; et Mme Lefèvre prononça d’un ton aigre : « Je ne peux pourtant pas nourrir tous les chiens qu’on jettera là dedans. Il faut y renoncer » .

    Et, suffoquée à l’idée de tous ces chiens vivants à ses dépens, elle s’en alla, emportant même ce qui restait du pain qu’elle se mit à manger en marchant.

    Rose la suivit en s’essuyant les yeux du coin de son tablier bleu.

     


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